Essai #31 : Rien que des images

Publié le par claude pérès

  Il n’empêche que je n’arrive toujours pas à comprendre qu’on fasse encore des films, appelons ça classiques, traditionnels, industriels, peu importe, comme je ne comprends pas qu’il y ait toujours des aristocrates ou des prêtres ou des gens pour écrire des romans ou faire de la danse classique.
  Je ne serai pas agressif, je ne me sens pas assez concerné et précisément, je ne comprends pas que les gens qui font ou qui vont voir ces films se sentent concernés, parce que je ne vois pas à quoi ça correspond maintenant, actuellement, tout de suite, dans la réalité. Qu’on aime l’archéologie, oui, bien sûr, il y a de quoi être fasciné même, mais ça ne donne l’idée à personne de fabriquer à l’heure d’aujourd’hui des fossiles. Le cinéma industriel produit des fossiles. Parfois de très jolis fossiles, aussi agréables à regarder qu’une prouesse de patinage artistique ou qu’une virtuosité de gymnastique rythmique, des fossiles époustouflants techniquement, mais sans aucune conséquence, parce qu’ils parlent de quelque chose qui  n’existe plus depuis longtemps.
  Il y a un moment où c’est quand même tout le rapport au cinéma qui est louche et suspect, la méthode, la pratique, la forme, le sens… Parce que les réalisateurs ne réalisent pas, ils virtualisent et ils mentent. Je veux dire, et je veux vraiment le dire, que mimer des histoires de vie que la plupart des gens ne connaîtront jamais, c’est fantasmer la réalité, et c’est lui donner tort. Et que toute une équipe se plie à cet objectif délirant, parce que c’est un délire, il faut le dire, de produire un idéal et des images, c’est exactement comme de partir en croisade pour dieu, de se déformer le corps pour la beauté ou de tuer des peuples entiers pour la perfection d’un peuple, oui je dis ça, oui, je sais, mais je le pense. On a réussi à se débarrasser des idéaux, à ne plus se mettre au pas d’un sens supra-individuel imaginaire qui normalisait et justifiait tout là où le cinéma continue d’en fabriquer un et de s’y soumettre. Et quand je vois un être humain, parce que ce n’est jamais qu’un être humain, c’est-à-dire un être ample et complexe, jouer le rôle de producteur, remplir son rôle, chercher à y correspondre, ressembler à l’image qu’on se fait d’un producteur, n’être plus que cette image (je rappelle qu’une image n’a que deux dimensions), ou le réalisateur investir sa mission idéale, ou l’acteur se torturer non pas pour que la caméra capte de lui sa réalité, on ne capte pas la réalité d’un être humain en le mettant dans des conditions virtuelles et délirantes, c’est tellement évident quand même, non, mais pour singer la vie, pour faire le singe ou le chien savant, je me dis que quand même la réalité n’est pas telle pour qu’on la déteste à ce point.
  Le cinéma industriel produit un délire narcissique de petits autres (de a lacaniens), d’images projetées et délirantes de la réalité dont toute la société se rend complice. Et c’est beau et touchant, bien sûr, de voir que les gens ont à ce point-là peur de la réalité qu’ils lui donnent tort, qu’ils se donnent tort, qu’ils partent perdants d’avance, qu’ils partent du principe qu’ils ont déjà échoués et qu’ils se réfugient dans leurs fantasmes, mais ce dont on a peur en fait, c’est de nos fantasmes, ce n’est pas de la réalité, c’est de ce qu’on imagine qu’elle est, ou plutôt de ce qu’on imagine qu’elle n’est pas par rapport à ce qu’on imagine. Le cinéma industriel empêche de se confronter à la réalité parce qu’on a peur d’être déçus, et il participe à la déception que serait la confrontation à la réalité en produisant des images qui ne lui correspondent pas. Pourtant, on pourrait ne pas partir perdants et avoir confiance, ce serait imaginable aussi.

Publié dans moods

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article
A
C'est dommage que tu ne donnes pas de noms de réalisateurs pour étayer ton point de vue, au lieu de nous informer que tu sais quels sont les enjeux de la réalité par rapport au cinéma et inversement. <br /> Serais-tu un sauveur de la mauvaise conscience ambiante pour croire que le cinéma est à prendre à la racine ? De même, si face à la réalité nous partons perdants, donne-moi ce qui est réel et comme un grand Homme je te ferai un monde nouveau au nom de l'objectivité. On fera ce que tu voudras.<br /> Mais ce que tu dis est vrai, c'est une fuite, le cinéma. Un aveu d'impuissance. Seulement, pas tout le cinéma, notamment certains réalisateurs qui font exploser les limites que tu définis. <br /> Merci, follow the gourde, en somme.
Répondre
G
 Se confronter, se battre avec la réalité, oui bien sûr. Mais la réalité, qui? Je pose la question "qui, la réalité?", pas la question d'essence "qu'est-ce que la réalité?",  parce-que je ne veux pas tomber dans le piège de définir la réalité (serait-ce par opposition à l'imaginaire et au fantasme), lui faire porter tout le poids d'une présupposition ontologique.<br />   Quand on demande au cinéma (ou autre chose), ce qu'est sa réalité, ce que vaut sa réalité, nous demandons: de quel point de vue les images qu'il produit apparaissent comme réelles? Et pour telle image, quelle est la force des images qui la rendent ou la rendraient réelle en l'affectant, quelle est la force des images qui s'expriment, s'enchaînent et  composent avec elles pour produire un peu de réalité? Une image a autant de réalité qu'il y a d'images capables de composer avec elles, capables d'entrer avec elle dans un rapport d'entr'expression. Les images ont leur réalité propre, leur puissances propre, et sont donc plus que la plus simple visée d'une réalité qui leur préexisterait. Il n' y a pas lieu de chercher la réalité hors des images mêmes, puisque qu'enfin nous ne percevons jamais rien que sous forme d'image, et que c'est en fonction de la force des images, et de la force des image à composer avec d'autres images seulement, que nous pouvons évaluer leur puissance intrinsèque de produire du réel. Le réel, s'il y en a, donc: non pas moins d'images, mais plus d'images, enveloppant d'autres images encore: "toujours un masque sous un autre masque" et "une caverne derrrière une une autre caverne". <br />   Tu répondras peut-être: tu perds là tout sens du réel. Peut-être. Mais la notion de force de l'image, elle, y gagne, prend une toute autre ampleur. Car oui bien sûr, toutes les images ne se valent pas: une image a autant de force, de réalité, qu'elle est capable d'envelopper d'autres images de manière intrinsèque. "Ce qui la distingue, elle image présente, elle réalité objective, d'une image représentée, c'est la nécessité où elle est d'agir par chacun de ses points sur tous les points des autes images, de transmettre la totalité de ce qu'elle reçoit (...), l'immensité de l'univers". Une image, juste une image, et c'est toute l'immensité de l'univers contractée, contemplée...C'est qu'une image ne représente rien, elle est seulement présente, elle "résiste" comme dit Godard. Aux clichés. <br />   Ce que présente une image n'est donc pas une réalité qui lui préexisterait, mais une contemplation qui contracte toutes les images passées dans les suivantes.Une image est contemplation pure, car c'est par contemplation qu'on contracte les images dont on procède, se contemplant, se remplissant soi-même à mesure qu'on contemple les images dont on procède. Ce ne sont pas des réalités que nous représentons par images, mais les images qui se remplissent de réalité, vibrent, par contraction, accumulation, startification, avant  d'être représentées ou même perçues. <br />   "Qui l'image?", puisque c'est nécessairement en même temps que se forme un sujet de vision capable de contracter les images dont procède sa vision, et que la "photo est tirée dans les choses elles-mêmes" -- comme si les choses mêmes ne pouvaient être vues dans leur fraîcheur première, qu'en se contemplant silencieusement dans qui les contemplent. Vision ou contemplation première qui se fait d'abord dans les choses elles mêmes, torsion d'une d'une visibilité primordiale en un "se-voyant", et qui rend seule possible le rapport du voyant et du visible, avant toute représentation. Je veux dire: c'est là juste une image, soit le narcissisme des choses-mêmes en leur vision première. Pour peu qu'on ait la force et la générosité de s'y ouvrir, en s'ouvrant à soi-même comme une image, juste une image au milieu des choses mêmes. Puisqu' enfin, portée par les choses mêmes au plus près des choses, cette image qu'est mon corps, en confiance pour reprendre ton mot que j'aime, "mon corps", donc, "va jusqu'aux étoiles"...<br />   Tu diras: ce commentaire est tout entier délirant, tout entier habité par un narcissisme délirant qui s'annexe jusqu'aux choses-mêmes, sous prétexte d'hospitalité et de générosité. Peut-être. Mais peut-il en être jamais autrement?<br />   Et pour finir là ce commentaire déjà trop long, non pour répondre, mais relancer un peu plus loin la question, j'ajouterai: qui, le narcissisme? Et qu'est-ce qu'il veut, celui qui déprécie le narcissisme? Celui qui veut plier les dimensions de notre perception aux lois du symbolique? Aux représentations dominantes? Qui, non toi bien sûr, mais Lacan, que tu cites.<br />   Je t'embrasse, Claude.<br />   Gildas (Nightclubbing).<br />  <br />   
Répondre
M
Le réel est-il triste et terne ? Peut-être que c'est ça qu'il nous faut...que l'on nous montre que ce n'est pas le cas, des fois oui mais quand même...Oui ce serait bien ça.
Répondre
C
les cinéastes du réel sont souvent chiants à voir et à entendre aussi. La dictature du réel ça existe. pour faire le lien entre le fantasme et le réel, pour sublimer le réel sans le dénaturer, on a inventer la poésie.ça marche bien la poésie je trouve, pour ne pas exclure le réel, pour ne pas non plus se contenter de lui tendre un miroir triste et terne...c'est peut-être ça qui manque un peu au cinéma, à l'écriture...
Répondre